Qu'imaginons nous d'une séance d'entretien entre un médecin et un adolescent ? Un homme dégarni portant des lunettes rondes, en blouse blanche, avec une stéthoscope dans la poche, accueillant un adolescent boutonneux aux cheveux gras, portant un blouson aux écussons de Metallica ou un logo Anarchie ? Dans n'importe quelle situation, il est facile d'imaginer des images, des rôles et des comportements stéréotypés. Cette anticipation peut poser problème, elle peut ne pas nous mettre en confiance si nous devons être face à cette situation, car nous ne nous sentirons pas conformes aux stéréotypes, répondre aux attentes qu'on a de nous. Et si nous nous jouions de ces rôles ? Si nous réfléchissions à ces stéréotypes anxiogènes pour instaurer une atmosphère de confiance, qui permet de dialoguer plus facilement, et par conséquent, de dire l'indicible ? Le projet Marionnect, qui joue sur ces notions de déguisement lors d'entretien thérapeuthiques, nous donne des éléments de réponse.
Marionnect est un projet développé en juillet 2011 par Michel Seta. C'est un projet qui consiste en l'utilisation d'un avatar numérique pour pouvoir améliorer la médiation thérapeuthique avec l'enfant. Le projet est développé grâce à une appel à projet qui vise à utiliser la technologie et les arts au service de la thérapie au Living Lab du CHU Sainte Justine à Montréal.
Le projet donne aux enfants, qui ont des difficultés à communiquer avec les personnes adultes, un moyen pour se sentir plus en confiance. En effet, grâce à ce projet, ce n'est plus l'adulte auquel ils sont confrontés, mais à un personnage animé. Ce personnage est en fait un avatar, une marionnette à travers laquelle parle, grâce à la technologie Kinect, un professionnel de la santé.
Le projet met à disposition du professionnel deux moyens pour communiquer avec le patient mineur. Il peut dans un premier temps communiquer avec lui grâce à la parole, à travers un micro positionné devant lui, qui modifie sa voix. Mais il communique également grâce à son corps : un détecteur de mouvement qui va retranscrire ses déplacements et ses gestes à travers l'avatar. Ainsi, il peut permettre à l'enfant d'exprimer non seulement avec sa parole, mais aussi avec son corps.
Lorsque le professionnel revêt un costumeLe dessin de l'avatar est assez particulier et il nous en dit beaucoup sur le public que nous avons voulu toucher. Il s'agit d'un gobelin cartoonesque, ses traits sont grossiers et il est facile d'imaginer qu'un adolescent ait pu le dessiner. Ce gobelin est habillé d'un sweet, d'un jean, et de converses. Ce gobelin se situe dans un environnement urbain, le mur en brique qui est derrière lui est d'ailleurs orné d'un graffiti qui le rempli de toute sa largeur. Tous ces éléments font alors référence à une certaine image de l'adolescence.
Il est possible de remettre en question les éléments graphiques utilisés. Ne sont-ils pas aujourd'hui des lieux communs, et font-ils réellement encore aujourd'hui partie des cultures adolescentes ? Ce n'est pas une évidence. De façon très pragmatique, si on observe que le graffiti est une pratique plus masculine que féminine, la moitié des adolescents peuvent ne pas se sentir concernés par l'univers graphique invoqué. Au delà de cette observation qui s'articule autour du genre, de nombreuses autres caractérisiques ( milieu culturel, niveau social, centres d'intérets... ) peuvent argumenter le fait que cet univers peut ne pas correspondre à l'individualité de chacun des enfants. On peut alors imaginer que la confiance que ce dispositif inspire aux adolescents sera inégale en fonction des personnalités et des centres d'intérêts. On peut reprocher à ce graphisme de ne pas être assez inclusif/modulable/personnalisable.
Mais au delà du graphisme, l'essence même du projet nous interroge. Nous pouvons nous demander si, pour répondre au manque de confiance que peuvent ressentir les enfant et les adolescents lors d'un entretient, le remplacement du professionnel de santé par un personnage numérique est une bonne solution.
D'un coté, il ne permet plus à l'enfant d'expérimenter le rapport humain. En effet, il est possible d'imaginer que les rapports qu'il développera avec cette interface numérique le rendront plus confiant avec les mondes virtuels que les mondes réels. Bien sûr, si quelques cas singuliers nécessitent l'intervention de cette interface pour créer le dialogue, ce dispositif est on-ne-peut plus pertinent, mais il ne faut pas la penser comme une fin, mais comme un moyen pour rendre plus facile, par la suite, l'intégration dans un monde de relations humaines.
De l'autre coté, cette interface numérique apporte une caractéristique singulière et forte, qui se détache de toutes les autres créations numériques dans le monde de la santé. Ici, le cœur du projet n'est pas un programme, mais bien un humain. Les réponses qui sont articulées ne sont pas plannifiées et standardisées en fonction d'un type de question ou de réaction qu'un adolescent aurait produit, mais elles sont bien issues d'un humain avec sa capactié d'adaptation, d'ajustement et de la complexité de son langage.
Ce dispositif n'est donc pas un substitut du professionnel de la santé, mais bien un masque, un déguisement, qui va s'adapter à l'enfant. D'ailleurs, le nom même du projet nous donne un renseignement important en ce qui concerne son âme. Le nom Marionnect, fusion des mots « Marionnette » et « Connect », invoque en nous tout un univers lié au théâtre, aux apparences, à la mise en scène et au déguisement. Ces questionnements nous pose la question de l'image du professionnel de la santé face à son pation. Quelle est celle qu'il doit adopter ? Quelle posture, quelle attitude, quelle apparence doit-il choisir ? Doit-il être un ami ? Un parent ? Un être imaginaire ? Une figure d'autorité ?
Le professeur Israël Nisand (note), lors de l'une de ses interventions autour des questions de la sexualité au collège du Parc à Illkirch à laquelle j'ai pu assister, nous donne un élément de réponse. Au contraire de Marionnect, son habillement le jour où je l'ai vu parler à toute une classe de troisième n'était pas dans une logique d'imitation des adolescent. Il avait les cheveux grisonnants plaqués en arrière, sa cravate était serrée autour de son col de chemise, et son pantalon de costume bleu était parfaitement accordé à ses chaussures longues et brillantes. Selon lui, cet habillement était nécessaire pour adopter un rôle autoritaire, celui en l'occurence d'un docteur en gynécologie, pour faire passer un message. Et ce rôle là, toujours selon lui, est le seul qui puisse faire passer un message aussi difficile ( celui de la sexualité ) aux adolescents, car, puisqu'ils semblent s'opposer à tout ce que leur proposent les adultes lambda, il faut adopter l'attitude d'un adulte augmenté, qui par son expérience fait figure d'autorité. Le problème avec le discours d'Israël Nisand, c'est que le contenu de son discours devient aussi grave que son attitude. Sa forme exerce une influence sur son fond. La sexualité en l’occurrence n'est plus quelque chose de positif, ludique et ouvert, mais quelque chose de grave, sérieux et fermé.
En reportant cette idée de l'influence de la forme sur le fond du discours du professionnel de la santé au projet Marionnect, un même problème surgit. Étant donné le ton très léger de l'univers graphique de Marionnect, est-ce que les enfants peuvent prendre son discours au sérieux ? Est-ce que le discours de cet ami virtuel aura réellement un impact sur lui ?
Il nous semble que tout est une question de contexte et d'adaptation au type de soin qu'un enfant nécessite. Par exemple, si ses problèmes sont sociaux, cet ami virtuel peut en effet désamorcer quelques pathologies, cependant, si les problèmes sont d'ordres médicaux cet effet de masque pourrait ne pas être nécessaire.
Alors, le seul véritable reproche que nous pourrions faire à ce projet et celui de l'adaptabilité inexistante, en fonction des âges, des pathologies, et des centres d'intérêts de chacun des patients. Peut-être, une solution pertinente aurait été celle de laisser l'enfant décider de, ou même dessiner, son propre personnage, pour qu'ensuite un programme vienne l'animer et que le professionnel de la santé puisse venir prendre ce déguisement.
Et si le patient également jouait un rôleLes masques Guardiamoci negli occhi de Bruno Munari peuvent nous donner une piste pour mieux comprendre les bénéfices du jeu de rôle pour dire l'indicible. Bruno Munari nous propose un objet tout simple. Il s'agit d'un ensemble de feuilles colorées, avec trois trous, sur lesquelles sont dessinés des visages avec différents outils, de différentes façons avec une tendance à la simplification voire même à l'abstraction formelle. Et il n'y a rien d'autre dans cette édition. Aucun texte, aucun mode d'emploi, il n'y a que les masques pour parler d'eux même, insuffler la façon dont on peut les utiliser, et dire l'étendu d'histoire qu'il faut s'inventer lorsqu'ils sont portés. Et c'est idéal, parce que lorsque les utilisateurs de ces objets inventent les personnages auxquels sont associés ces visage, ils racontent sans s'en rendre compte une partie d'eux même.
Nous connaissons l'intérêt de Bruno Munari pour l'enfance et la pédagogie. Ces masques incitent donc un public plutôt jeune à inventer des histoires. Mettons maintenant cette problématique dans un contexte médical, thérapeutique. Il n'y avait pas que les professionnels qui peuvent jouer un personnage dans le cas d'un rendez-vous, mais il y avait aussi les patients, les enfants, les adolescents. Ceci peut être bénéfique pour plusieurs raisons.
D'un coté, se mettre à la place d'un personnage peut permettre à un patient d'être plus en confiance, car ce n'est plus de lui dont il va être question, mais de son personnage. Ainsi l'espace d'expression va être agrandi, et les enjeux d'une séance vont être plus stimulants et riches. Ce dispositif permet de concevoir que ce ne sera pas de notre intimité dont il sera question, mais de la vie d'un autre personnage.
Cependant, nous avons appris avec les tests projectifs qu'utilise la psychanalyse que même lorsqu'on établit un discours dont le contenu ne nous concerne pas, la forme du discours aura, elle, un sens vis à vis de la structure de notre personnalité. Nous pouvons alors affirmer l'aspect projectif que peut avoir le jeu de rôle pour un professionnel de la santé.
Aussi, au delà du sens que peut produire ces jeux de rôles pour le professionnel, il peut en avoir aussi pour l'enfant. Ils lui permettront de dissocier son être de ses actes joués, et ainsi prendre conscience de lui même.
Le jeu de rôle constitue donc un bon moyen pour dire l'indicible, dans un premier temps parce qu'il permet de s'adapter à notre interlocuteur pour instaurer une atmosphère de confiance avec lui, mais aussi de s'exprimer plus librement et de façon plus riche dans le contexte qui est proposé.