La typographie Amanar de Pierre Di Sciullo nous apporte des éléments intéressant quand à la façon dont un designer peut donner des moyens d'expression à des usagers ou à une population. Il s'agit d'une typographie numérique créée à partir du Tifinagh Traditionnel, un alphabet touareg qui subsiste depuis l'antiquité. Il est d'autant plus intéressant de comparer la démarche de Pierre Di Sciullo, à celle de l'ICRAM, l'institut royal de la culture amazighe, qui a elle aussi proposé un alphabet numérique normalisé, qui est devenue celui de la norme internationale Unicode en 2003. Il est intéressant de comparer ces deux alphabets pour en déduire les démarches de création.
La genèse du projetMais tout d'abord, parlons de l'Amanar. Ce projet typographique est parti d'un manque de mots, à proprement parler. Le Tifinagh traditionnel n'est utilisé que par peu de personnes, principalement par des personnes lettrées, pour transmettre des messages importants. De plus, puisque la tradition écrite lié à cet alphabet n'est pas développé et que peu de personnes l'utilisent, chaque régions du Sahara comporte des variations typographiques. Cette écriture est donc rare et dispersée. On peut très bien imaginer que si une typographie se perd, c'est une partie de la culture touareg, dont le Tifinagh en est l'outil messager, qui se perd. Il s'agit alors de créer une typographie normalisée, qui puisse être numérisée pour être diffusée, qui maintiendrait l'essence traditionnelle de cette culture Touaregue.
C'est pour cette raison que Maman Abou, l'imprimeur et l'éditeur du journal Nigérian et francophone Républicain, a décidé de publier son journal non plus seulement en français, mais aussi en Tifinagh. Mais confronté au manque de norme numérique qui puisse permettre une production rapide de ces écrits, Maman Abou a fait appel à Pierre Di Sciullo pour repenser les signes Tifinagh, enrichis et disponibles sur les claviers d'ordinateur. C'est ainsi que Pierre di Sciullo a créé une nouvelle typographie, l'Amanar.
Ce projet est pertinent au vu de la réflexion sur l'indiscible dans le sens où il a fallu proposer des outils de design, ici typographiques, pour permettre à une population de s'exprimer. Pierre di Sciullo a fourni un travail qui a permis un enrichissement et une démocratisation du langage propre à l'usager pour que son expression soit plus efficace.
Pour la suite du projet, nous mettrons en tension 2 alphabets. Le tifinagh de l'ICRAM ainsi que L'Amanar de Pierre Di Sciullo, créé en 2001.
La comparaisonLa comparaison ne pourra se faire que par analogie formelle, car Pierre Di Sciullo ne nous fournit pas de tableau de traduction, et nous ne pouvons pas savoir à quels sons ou à quelles lettres latines correspondent les caractères de l'amanar. Cette volonté de non-traduction est symptomatique du travail de Pierre Di Sciullo. Sa culture maternelle, celle de l'aphabet Latin, est totalement effacée au profit de la culture Tifinagh. En effet, son travail aurait-il été aussi pertinent si il avait été créé à partir du système Latin ? Au contraire, la comparaison entre l'alphabet latin et le tifinagh de l'IRCAM est inévitable car pour pouvoir écrire en Tifinagh grâce à leur logiciel, il faut passer par le clavier latin.
L'analogie formelle se fait de façon assez évidente, car les formes des alphabets issus du Tifinagh sont absolument élémentaires, si ce ne sont primaires. La première fois que nous abordons ces typographie, nous pouvons les associer à tout notre imaginaire lié aux tribus africaines primitives. De façon formelle, ces deux typographies utilisent presque exclusivement trois éléments : les points, les cercles et les traits. De plus, tout les futs sont de même épaisseurs, il n'existe pas de complexités liées aux pleins et aux déliés, au tracé d'un outil biseauté.
Tout d'abord, la comparaison se fait de façon quantitative. L'Amanar de Pierre Di Sciullo comptabilise 137 caractères alors que le Tifinagh de l'IRCAM n'en propose que 33, contraint à ne pouvoir utiliser que les lettres présente sur un clavier d'ordinateur latin pour écrire le tifinagh. Il est intéressant de voir que, pour la création de son alphabet, Pierre Di Sciullo ne se contraint pas aux exigences issues d'une culture qui utilise l'alphabet. Quel que soit le nombre de touches sur un clavier d'ordinateur occidental, il a décidé de créer un alphabet plus grand, plus complet, pour correspondre le plus possible à la langue initiale des usagers.
Si on compare formellement le Tifinagh de L'IRCAM à l'Amanar, un fait tout d'abord nous trouble. Il n'y a que 14 caractères sur 33 qui sont similaires, soit moins que la moité. Le reste du Tifinagh de l'IRCAM ne peut s'apparenter clairement à aucune autre lettres. Nous pouvons donc observer que les problématiques liées à la normalisation de l'Amanar ne sont pas uniquement liées à la quantité de lettre qu'un clavier d'ordinateur peut accepter, mais aussi à une retranscription fidèle ou non du matériel d'origine. Nous ne sommes pas en capacité de savoir lequel des deux alphabets est le plus fidèle aux écritures Tifinagh traditionnelles. Nous pouvons peut-être mettre en cause l'origine de création des deux alphabets, l'un étant créé au Maroc, et l'autre, au Niger. Cependant, la méthode de travail de Pierre Di Sciullo peut nous donner des pistes quant à l'exhaustivité de son alphabet, au contraire d'une proposition potentiellement trop synthétique que nous propose l'IRCAM.
La méthode de travail : le rôle de l'usagerLa méthode de création de Pierre di Sciullo est intéressante. Dans un premier temps, il a récolté graphiquement les signes typographiques qu'il a trouvé dans les différentes régions du Niger. Ensuite, il a été durant toute la période de réalisation de la typographie à la rencontre d'homologues touaregs pour échanger à propos des signes dessinés. Nous pouvons alors parler de chantier participatif. Ces homologues exprimaient par exemple leur accord quand Pierre Di Sciullo leur proposait d'ajouter un accent aux voyelles déjà existantes pour créer de nouvelles voyelles, ou leur désaccord lorsqu'il leur proposait d'ajouter une ponctuation.
L'ajout d'accents sur les voyelles déjà existantes clarifie la démarche de Pierre Di Sciullo. En réalité, les voyelles posent problème dans l'écriture Tifinagh. Le Tifinagh Traditionnel est très largement consonantique, il ne contient que deux voyelles, alors que la langue parlée en est plus riche. Ceci qui crée des polysémies involontaires dans les signes écrits. Par exemple, le signe z peut autant signifier ouziz, aziz, azouz, azaz, izaz, azouzi, etc. Ouziz veut dire trouver insuffisant, aziz veut dire tarentule, nous voyons ici à quel point les confusions peuvent-être multiples.
Face à cette difficulté, Pierre di Sciullo ne désire pas créer de nouveaux signes mais plutôt réorganiser de l'existant. Il se limite à utiliser le matériel typographique déjà existant chez les Touaregs pour, grâce à des association de formes, enrichir son vocabulaire écrit. Il ajoute des accents comme nous l'avons dit, mais son alphabet est très souvent composé également de fusions entre deux lettres existantes, Nous pouvons penser ce travail comme un travail de ligature.Cette démarche est importante dans ce qu'elle signifie. En effet, le designer et sa culture qui porte en elle l'alphabet latin s'efface au profit d'un système qui se base uniquement sur la culture Touareg, sur la culture de l'usager. Il est intéressant de voir que le designer ne crée pas lui même un langage, mais incite au contraire son homologue à créer le sien, pour pouvoir par la suite parler avec ses propres mots. Peut-être pouvons nous partir du principe selon lequel il n'est possible de parler qu'avec son propre langage, et non celui d'autrui.
Le manque de moyens technique comme raison de l'indicibleMais alors en quoi l'Amanar a permis de dire l'indiscible ? La raison pour laquelle l'écriture touareg n'était pas transmissible, donc « dicible », c'est à dire non-utilisable notamment pour la publication d'un journal hebdomadaire, est principalement technique. En effet, lorsque Pierre di Sciullo se voit confié la mission de créer un alphabet, il n'existait pas d'alphabet tifinagh assez riche qui permettait l'utilisation juste et complète de cet alphabet. De plus, la situation de sous-développement du pays n'arrange pas l'évolution d'une culture écrite. Nous pouvons imaginer que le taux d'analphabétisation ( 28% en 2005 (1) ) ainsi que l'accès aux technologies, surtout en 2003, est faible. Pierre Di Sciullo intervient alors pour trouver un compromis entre les différentes écritures Tifinagh et uniformiser le code typographique pour ensuite la numériser. La raison pour laquelle une chose est indicible n'est donc pas uniquement culturelle et sociale, mais elle peut-être également technique.
Un volonté de démocratisationAu final, la création de deux alphabets issue de la même culture touaregue en 2003 n'est pas une coïncidence. Elle est issue d'une volonté, depuis le début des années 1990, de normaliser le Tifinagh pour le maintenir et l'adapter au monde moderne.
L'utilisation de l'amanar dans un journal hebdomadaire distribué de façon nationale est tout à fait approprié à la démocratisation du Tifinagh. La distribution au plus grand nombre de cette langue écrite, et non plus seulement aux élites, contribue à sa popularisation. La volonté de Pierre Di Sciullo de rendre sa typographie libre de droit, en téléchargement libre sur son site, confirme l'envie de démocratiser cette langue.
ConclusionEn définitive, la proposition de l'Amanar de Pierre Di Sciullo est intéressante dans la manière avec laquelle il procède pour donner des outils d'expression à un peuple touareg. Dans un premier temps, nous avons appris que Pierre Di Sciullo répondait à un problème technique, et non à un problème d'ordre psychologique ou social, comme semble induire au premier abord le terme « Indiscible ». Également, nous avons appris que pour inciter un usager à s'exprimer, il ne faut pas que le designer propose un langage qu'il a créé et qu'il impose, mais qu'il incite l'usager à s'exprimer avec son propre langage qu'il aura aidé à faire émerger. Et enfin, nous avons vu que la mise à disposition d'outils pour s'exprimer peut permettre à un usager d'exister, notamment à travers sa culture. Peut-être pouvons nous penser que c'est l'expression propre qui donne vie à un usager ou à un groupe d'usagers.