Samedi 4 Novembre 2017
EVA,quantifierlesentiment

Auto-évaluer sa tristesse, son désespoir, son excitation ou encore son amour relève de la science-fiction. Pourtant, cette capacité serait très utile pour résoudre notre paradoxe qui consiste à dire l'indicible. Elle permettrait à quiconque d'exprimer plus facilement ses émotions, ses sentiments, des notions très abstraites qui ne peuvent se soustraire à aucun instrument de mesure. Aucun ? Non. Un instrument tente de défier les lois de la physique en mesurant une donnée subjective. Son nom : Eva.

L'Échelle Visuelle Analogique est l'une des échelles visuelles de la douleur utilisée en milieu hospitalier. Nous ne connaissons ni sa date de création, ni le nom de son auteur.e. De plus, elle n'a pas de forme définie. Seul le principe reste le même lors de toutes ses applications : il s'agit d'une réglette longiforme sur laquelle se déplace un curseur. On doit ensuite positionner le curseur en fonction d'un élément graphique souvent très élémentaire qui représentent la quantité de douleur qu'on ressent. Cette réglette est souvent donnée par le personnel médical à un patient souffrant. D'ailleurs, cette réglette a deux faces : Un recto avec une échelle uniquement graphique, représentée par une jauge monochrome destinée au patient, et un verso avec une échelle graduée numérique, destinée au professionnel de la santé. Le curseur est commun aux deux faces.

Cet objet est très intéressant dans sa simplicité formelle et dans la richesse de ce qu'elle implique. De plus, il s'inscrit précisément dans les objectifs que je me suis donné cette année pour mon projet de diplôme : il s'agit d'un outil de médiation, entre un professionnel de la santé et un patient, pour permettre d'enrichir, d'augmenter l'expression.

Un outil universel

Dans un premier temps, il s'agit de voir que cet objet résout un problème graphique ardu : celui de la représentation de la douleur. Puisque la douleur n'est perceptible que de façon subjective, c'est à dire que son intensité ne pourra dépendre que de l'appréciation du patient, il est impossible de la mesurer objectivement, de façon raisonnée, c'est à dire avec des outils normalisés, et communs à toutes les douleurs des patients.

À partir de cette problématique, il a fallu créer un objet qui soit adaptable à toutes les individualités, à toutes les douleurs, à toutes les sensibilités. C'est ce à quoi répond cette échelle brillamment. En effet, sur cette échelle, il n’existe que deux éléments de graduation. Ces graduations, contrairement aux outils de mesure habituels, sont variables. Du coté gauche de l'échelle, il est noté « pas de douleur ». Du coté droit, « pire douleur imaginable ». Et puisque ces unités de mesures sont personnalisables en fonction des sensibilités et des cultures, le patient pourra en effet quantifier sa douleur en fonction de, dans le sens propre comme dans le sens figuré, ses propres règles. Ces graduations sont subjectives. D'ailleurs, le choix de l'appellation « pire douleur imaginable » nous confirme l'aspect uniquement subjectif de la graduation. Il n'est pas marqué « pire douleur possible », qui impliquerait que la douleur dont on parler soit universelle et commune à tout les individus. Il s'agit bien alors de faire appel à l'imagination du patient, à une mesure subjective.

D'autres réglettes adoptent les mêmes principes, mais leur système peut apporter plus de confusion. C'est par exemple le cas de « l'échelle des visages ». Il s'agit d'une règle sur laquelle les graduations sont représentés par des illustrations de visages. Les visages vont du moins crispé au plus crispé. Du plus heureux au moins heureux. Il s'agit alors pour le patient de sélectionner le visage qui lui correspond le plus.

Cependant, ce dispositif pose problème, parce que ses interprétations peuvent être multiples. En effet par exemple, si un patient ressent une douleur horrible, indépassable, mais que son visage est trop fatigué pour exprimer une émotion, il peut être tenté de sélectionner le second visage. Au contraire, si le patient est atteint d'un mal de dent minime, il peut être tenté de sectionner le dernier visage, qui a la bouche ouverte.

Mais nous comprenons que si cet outil a été développé en parallèle de l'échelle EVA, c'est pour palier à un problème qui peut survenir notamment avec les enfants de bas âge, qui est celui de l'abstraction. En effet, on peut comprendre que la figuration, ici les illustrations de visages, puisqu'elle permet de créer un lien avec des phénomènes réels, est plus facile à percevoir. Cette comparaison nous permet de préciser que la réglette EVA, si universelle soit-elle, nécessite tout de même une capacité d'abstraction.

De façon plus anecdotique, il existe d'autres limites à cet outil. Puisqu'il est utilisé dans un univers médical, il est légitime de les observer. Si un patient est paralysé, et qu'il ne peut pas en particulier faire usage de ses mains, ils ne peut pas utiliser cet outil. Cette observation permet de se demander pourquoi l'outil graphique est plus légitime que le langage oral par exemple. Deux réponses peuvent être établies face à cette problématique. La première est celle qui consiste à dire que le langage ne permet pas de faire une comparaison quantitative entre la douleur ressentie du patient et la pire douleur qu'il puisse imaginer. En effet, si un patient dit avoir très mal, nous ne pouvons par exemple pas savoir si cette sensation se distingue beaucoup ou non de sa sensation d'avoir mal. La seconde est celle qui consiste à dire que le langage est fluctuant en fonction des personnalités, en fonction de leur culture, de leur passé... Cette réglette et son système graphique permet alors tout simplement de transformer une donnée subjective en une donnée objective pour que le professionnel puisse établir un soin adapté.

L'effet introspectif

Mais ce qui fait au final la richesse de cet outil, c'est que son résultat n'est pas seulement destiné au professionnel de la santé, avec le coté de la réglette qui lui est destiné, mais aussi au patient lui même. En effet, il lui permet d'avoir un regard critique sur son propre état.

En soit, contrairement aux principes de base des outils interactifs, l'outil ne va pas renvoyer à l'utilisateur une information traduite à partir d'une donnée qu'il a lui-même fourni, mais l'effort de réflexion pour faire fonctionner l'outil est suffisant. Le dispositif n'est pas seulement un outil de traduction pour le professionnel de la santé, mais aussi un outil de stimulation de la conscience pour le patient.

L'outil EVA aura en définitive été une réponse à un problème que la science peine à résoudre, celui de quantifier la donnée abstraite. Il se révèle être un outil de médiation universel, utilisable par tous, quelque soit notre sensibilité ou notre culture, à condition d'avoir une capacité d'abstraction suffisante. Suite à son utilisation, ses apports sont multiples. Le professionnel de santé récupère une traduction mesurée de la douleur, et le patient en a une conscience améliorée. Tant de solutions dans une petite forme de papier.

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