Le projet suivant consiste également en un outil de médiation qui va permettre d’enrichir, mais surtout d’illustrer les propos qui se tiennent lors d’un entretien thérapeuthique. Ce projet est remarquable car il répond à une attente que nous avions implicitement depuis le début de cette réflexion sur les entretiens thérapeuthiques. Il nous semble qu’il met enfin le patient et le professionnel de santé sur le même pied d’égalité, dans un rapport horizontal, contrairement à un rapport vertical qu’imposerait une hiérarchie trop marquée. Ce paramètre est idéal pour permettre une décontraction au sein de l’entretien pour le patient, et ainsi un discours plus riche pour le thérapeute.
Ce projet, créé par Nicolette Bodewes en 2016, se matérialise à travers deux outils. Le premier se nomme Tools for Therapy et le second Conversation pieces1. La designer a décidé avec ce projet de créer des outils pour permettre aux patients, lors des entretiens thérapeutiques, de s'exprimer en n'utilisant plus les mots, mais avec des objets et des dessins. Nous analyserons ces objets grâce aux photos et à la vidéo que cette designer nous propose sur son site.
Ce projet est très intéressant à analyser, car ses deux outils ne fonctionnent pas de la même façon, et s’opposent même sur la question de la liberté à accorder à un individu. Découvrons ce paradoxe.
Tools for TherapyTools for Therapy est le premier outil que Nicolette Bodewes nous propose. Il s'agit d'un support solide et rond, d'un diamètre d'environ 0,5m, sur lequel une feuille de papier, ronde également, est disposée. Il est mis ensuite à disposition du psychologue et de son patient des crayons ainsi que des formes élémentaires en volume. Selon un dispositif mis en place par le psychologue, le patient est ensuite amené à manipuler tout ses outils pour exprimer ses sensations, ses émotions.
Tools for Therapy, Nicolette Bodewes
A propos de cet outil, il y a deux questions principales à se poser : Pourquoi la feuille a-t-elle sur un support ? Et pourquoi le dispositif est rond ? Le fait même que nous nous posions cette question nous donne déjà un élément de réponse. Ces deux caractéristiques en effet nous interrogent. Nous ne sommes pas habitués à ce type de dispositif et il crée un espace singulier pour le patient. Maintenant, il s'agirait de savoir si les lieux auxquels nous sommes habitués sont les plus propices à l'expression ou non.
Ce dispositif circulaire a plusieurs significations. La forme de la feuille peut s'expliquer grâce à l'horizontalité de la discussion qu'elle permet. En effet, elle n'implique pas de hiérarchie entre le patient et le thérapeute. Ils sont amenés à agir sur la feuille à égalité, comme s’ils étaient autour d'une table ronde.
Également, même si ce n'est pas le cas pour tout les exercices qui sont présentés dans la vidéo, la forme de la feuille peut-être utilisée à bon escient. Lors du second exercice présenté, il est en effet dessiné des cercles concentriques dans lesquels le patient peut disposer des formes et écrire des mots en fonction de leur importance ou de leur distance par rapport à un centre. Cette configuration instaure l’idée selon laquelle ce sont le thérapeute et le patient qui créent eux même le plateau de jeu de leur discussion. Cette idée est très intéressante dans le sens où, au départ de la discussion, il n’y a aucune voie qui a été tracé pour orienter la direction de la discussion. C’est bien à partir de la singularité du patient que le discours va se faire, et non à partir de normes préétablies.
Si Nicolette Bodewes a décidé de disposer un support et non de poser la feuille directement sur la table, ce peut-être par nécessité technique. En effet, nous observons dans la vidéo qu'un cercle de plastique est emboîté sur le support afin que la feuille ne glisse pas. Cependant la surélévation du plateau de jeu peut également nous donner l'impression qu’il s’agit d’une scène, car une analogie formelle peut être faite entre ce dispositif et un amphithéâtre romain ou un cirque par exemple par exemple, voire un théâtre anatomique. Si le patient se sent à l’aise avec l’idée qu’il sera exposé, cette configuration peut permettre au patient de se sentir au centre de l’attention.
Au delà de ce support et de cette feuille circulaire, Nicolette Bodewes nous propose également un système de formes assez pertinent en ce qui concerne l’expression qu’il permet. Leur forme élémentaire et leur couleur blanche permet au thérapeute ou au patient de leur donner une signification très variée. Soit il peut s'agir de personnages, soit de de sentiments, ou alors de lieux. La principale caractéristique porteuse de sens est les rapports de tailles entre les différents éléments. Il peut être intéressant de voir quels éléments le patient choisit pour connoter tel personnage ou telle situation, et d'analyser les rapports de forces ou d'éloignements qui sont représentés.
Tools for Therapy, Nicolette Bodewes
À propos d'analyse, il est fourni au thérapeute avec ce kit un cahier. Nous ne savons pas exactement de quoi il s'agit, mais il nous semble qu'il s'agit uniquement d'un livret qui permet au thérapeute de prendre des notes. Ceci peut poser problème, dans le sens où, puisque ce cahier de prise de notes est visible, le patient va se sentir jugé, analysé, et cette fois-ci, il y aura vraiment une hiérarchie entre les deux acteurs. Ce livret aurait été, il nous semble, beaucoup plus utile si il listait des exercices particuliers à proposer à son patient, ou encore si ce livret avait permis également au patient de prendre des notes pour garder trace de ce qu’il apprend et découvre pendant l’entretien.
Mais en définitive, cette proposition est très intéressante dans la possibilité qu’elle laisse au thérapeuthe la liberté d’aborder les sujets qui sont le plus adapté à la thérapie et à la singularité du patient.
Conversation Pieces
L’autre partie du projet n’est pas aussi ouverte. Elle consiste à amorcer des conversations grâce à 12 objets. Ces objets présentés dans une boite, proposent des formes, des matières, des couleurs et des textures totalement différentes. Ce qui est très riche dans cette partie du projet est justement la grande variété des caractéristiques sensibles de chaque objet, mais également les différents modes de manipulation. Par exemple, nous pouvons voir des aimants qui s’attirent, des volumes qu'on peut malaxer, des volumes qu'on peut tordre, qu'on peut faire rouler, tourbillonner… Et toutes ces caractéristiques sont autant de signes qui peuvent potentiellement avoir un sens pour le patient ou le professionnel de la santé dans une conversation.Tools for Therapy, Nicolette Bodewes
Maintenant, est-ce que ces formes abstraites aident réellement à la conversation ? Pour le savoir, il s'agirait de le tester en vrai, mais d'abord, émettons quelques hypothèses. Dans un premier temps, nous pouvons nous demander à quel moment de la rencontre interviennent les objets. En effet, est-ce que ce sont eux qui amorcent la conversation ? Sont-ils au centre de la conversation ou alors viennent-ils illustrer une conversation entamée auparavant ? Cette interrogation nous permet de distinguer deux types d'outils : les outils projectifs, comme le test de Rorschach par exemple, qui vont permettre à un usager de se projeter dans un discours qui révèlera un ou des éléments propres à son caractère, ou les outils illustratifs qui vont permettre à un usager d'enrichir un discours qu'il a déjà amorcé auparavant. Dans le cas des Conversation Pieces, au regard de la vidéo et du texte du designer, nous ne savons pas où, quand et comment les objets interviennent dans la conversation.
Quant à la forme des objets, la seconde question que nous pouvons nous poser est la suivante : Pourquoi ces formes particulières ont été sélectionnées en dépit d'autres ? Pourquoi nous sommes nous limités au nombre de 12 ? Est-ce qu’on a atteint le nombre maximum de caractéristiques intéressantes pour des objets de cette taille ? Est-ce que d'autres formes et d'autres matériaux auraient ils pu être aussi efficaces ? Il nous semble pourtant que oui, le nombre de matières, de textures et de modes de manipulation nous semble infini.
Suite à quelques recherches, il se trouve que Nicolette Bodewes s'est basée sur le principe des Archétypes de Jung2. Ce psychanalyste, a développé dans la première partie du 20e siècle l'idée selon laquelle tous les humains possèdent un inconscient collectif, c'est à dire les mêmes références à des figures archétypales qui sont plus ou moins importantes en chacun d'entre nous. Et c’est ces fondements, auxquels la designer fait référence, qui nous posent problème. Si Nicolette Bodewes s'est effectivement appuyée sur ce concept pour développer ses objets, sa réflexion initiale est cohérente, car si nous sommes tous régis par les mêmes fondements, il est possible de nous faire réagir par les mêmes stimuli qui font références à ces fondements. Cependant, on s'éloigne de l'idée selon laquelle chaque patient a son individualité, et donc, ses propres codes, et son propre langage. Par exemple, il est difficile de croire que deux individus auraient le même système de pensée à la vue d’une matière bois, ou au toucher d’un métal doré. Tout comme avec le test de Rorschach, il nous semble difficile de traiter un cas particulier à partir de loies définies comme générales.
Les archétypes de Carl Jung
Ce projet aurait gagné en valeur si les seuls desseins de la designer avaient été exclusivement esthétique, c’est à dire dans la recherche des caractéristiques visuelles, formelles et fonctionnelles les plus variées possibles.
Alors, même si le résultat de ce projet peut être, il nous semble, propice à élaborer des amorces et des illustrations riches dans l’entretien thérapeutique, ses fondements sont plus problématiques, voire à refuser. Il est nécessaire de ne pas systématiser, comme pouvait le faire le projet SCRIB, un entretien thérapeutique.
Au delà de cette problématique, deux dernières caractéristiques inhérentes au dispositif semblent être paradoxales. Elles concernent la confiance qui est installé avec le patient pour créer une conversation sereine et par conséquent, riche.
D’un côté, tout comme l’autre partie du projet, il nous semble que ce dispositif-ci met tout en œuvre pour que le patient et le thérapeute soient sur un même pied d'égalité. Ils manipulent les mêmes objets, en même temps et un réel échange d’égal à égal peut se faire entre eux.
De l’autre côté, portons attention à sur la façon dont Nicolette Bodewes a présenté son projet. Les Conversations Pieces sont fournis dans des boîtes, si ce ne sont des écrins, qui ont, au delà de leur fonction pratique, la qualité de mettre particulièrement en valeur chacune des créations. Les objets sont présentés comme si il s'agissait de bijoux, de fabrications artisanales hors de prix, ou même d’œuvre d'art. A partir de cette observation, quel usager lambda oserait s'en servir et être à l'aise avec ? N’aurait-il pas mieux valu disposer ces objets en amas dans une boite, qui peut faire office de coffre à jouer ? Ou encore dans un sac en toile ? Si ces objets sont considérés comme des jouets, le patient peut être plus amené à les manipuler facilement. Si ces objets sont considérés comme des bijoux, la manipulation est beaucoup moins aisée.
De plus, dans la mise en scène de la vidéo, tout ces objets sont manipulés avec précaution, dans un environnement blanc, épuré, aseptisé. Toutes ces caractéristiques sont celles d’œuvres d'art présentés dans un musée, mais pas d'objets thérapeutiques à utiliser dans un milieu hospitalier ou médial. Nous pouvons alors affirmer que les intentions de Nicolette Bodewes sont très esthétiques, au détriment du concept de base qui visait à aider les acteurs du milieu de la santé à améliorer leur service.
Le projet de Nicolette Bodewes nous aura donc aidé à découvrir quelles caractéristiques pouvaient laisser plus ou moins de liberté dans la conversation tenue entre le patient et le thérapeute. Nous aurons surtout vu que ce que qui permettait de mettre en place une discussion riche entre ces deux acteurs n’était pas forcéments les objets en eux même, mais surtout la façon de les introduire, de les présenter.
Et si, justement, le travail principal d’un thérapeute était celui de la mise en condition, d’un réglage d’une suite de paramètres environnementaux, qui puissent faire sentir les patients dans des conditions plus ou moins propices à évoquer un sujet ou un autre ?